Extrait
du catalogue : 8 Avenue de la Gare
Il
a fallu que l'homme fût très seul pour en arrivera
ce point où l'unique échappatoire à l'existence
était de créer un monde sans origine et sans destination
: une présentification hautaine de formes qui n'ont de comptes
à rendre qu'à elles-mêmes. Cette adhésion
à une solitude essentielle, c'était donc cela, l'onde
sismique qui a balayé tréteaux et décors. Si
ce fut douleur, aucun pathos ne vient ici en parler. Le fait pictural
concentre sur lui seul toute l'attention du regard. Le peintre n'a
eu qu'à être peintre pour devenir ce qu'il était.
Claude LOUIS-COMBET
Extrait
du catalogue : Centre d'action Culturelle - St Brieuc
Mais pour qui a suivi, depuis dix ans, le cheminement de l'artiste,
cette dernière mutation de sa vision du monde paraît
bien s'imposer comme une nécessité, inscrite déjà
à chaque moment de son œuvre : car depuis qu'il a fait,
de la gravure, le lieu d'effectuation de ses songes, Roland Sénéca
ne cesse de traiter l'homme comme une énigme. Qu'il le dresse
dans la solitude et l'hébétude de son destin, qu'il
l'ouvre comme une armoire et inventorie ses composantes ou qu'enfin
il le ramène à sa nature de texte primitif et de palimpseste,
ce qui se voit formulé c'est, constamment, l'indéchiffrable
— pour le scandale de la raison et l’étonnement
du regard.
Claude LOUIS-COMBET
Extrait
du livre : Les cartes à jouer du corps
Cependant
l'artiste à visage de Sénéca tellurique et
océanique avait toujours
quelques journées d'avance et surtout quelques nuits sur
le fidèle amateur qui le
suivait de son mieux, tout occupé à son recueillement.
Ainsi, tandis que les spectateur tenait son esprit fixé sur
les volumes, transporté de les voir s'emplir et s'amplifier,
le ventre surtout, vaste comme la terre, et les seins gravitant
comme deux lunes autour du centre, le maître, grand broyeur
de couleurs et manipulateurs d'acides, avait déjà
repéré, car il était entré assez loin
dans la connaissance de lui-même, le point focal à
partir duquel la forme surgissait, s'épanchait, excédait
ses limites. Ce point aveugle et principe générateur,
occulté par l'ombre même au sein de laquelle il œuvrait
démiurgiquement, c'était le trou.
Claude LOUIS-COMBET
Claude
LOUIS-COMBET
«
RENCONTRES »
QUATORZE GRAVURES
DE ROLAND SÉNÉCA
(VERS 1972)
30
• NOUVELLES DE L'ESTAMPE • N°231
Le
souvenir de la date est approximatif dans ma mémoire, mais
l'important n'est pas là. Je ne suis pas un historien. En
revanche, je n'ai aucune difficulté, remontant à ce
moment de mon passé, à retrouver en toute sa fraîcheur
l'émotion qui me remplit lorsque je tins entre mes mains
et ouvris sous mes yeux le grand volume de cuir fauve que le jeune
artiste avait intitulé Rencontres et qui rassemblait, sans
aucun texte à l'appui, une suite de quatorze gravures à
l'eau-forte. Pour la première fois, il m'était donné
de toucher, dans sa matérialité immédiate,
une planche gravée, de sentir sous les doigts le grain du
papier et le relief de l'encre. La sensation était forte,
précise et troublante - et comme l'œuvre avait essentiellement
affaire au corps, et surtout au corps féminin, le premier
contact de la main, accomplissant l'émerveillement du premier
regard, générait en moi une impression de plénitude
très étrange comme d'un objet qui n'était pas
de chair mais qui en portait la profonde connivence, en sorte que
la main, comme celle du toucheur, tremblait d'inspiration, en sa
délicatesse. Dieu sait cependant si les formes, ici exposées,
n'offraient rien de voluptueux, ni même simplement d'érotique.
Ainsi que j'allais le découvrir bientôt, dans les commencements
de son œuvre de graveur et de peintre, l'imagination créatrice
de Roland Sénéca était dominée par une
image éminemment archétypique s'imposant avec l'énergie
convaincante d'une présence irréfutable : une puissance
de femme sortie de l'ombre, une déesse-mère, une figure
force de vitalité et de fécondité, tout en
reliefs de chair et suggestion d'appétits. Cette vigoureuse
exhibition de la Magna Mater des temps archaïques rejoignait
très exactement les images qui peuplaient alors la part très
obscure de mes propres sources d'expression, en deçà
même du voile relativement pudique et tolérable du
subconscient. C'était mon premier contact physique avec la
gravure en même temps que la découverte d'un artiste
plein de vie, de force, de jeunesse, qui entrait dans la carrière
avec toute l'audace de son imagination et les promesses de son talent.
J'ouvrais son livre, Rencontres, et dès la première
image, j'étais chez moi, en moi, au cœur. Elle figurait,
à mes yeux - car ni elle ni les autres ne portaient ce titre
- la gardienne du seuil, la portière massive, butée
et rébarbative, préposée à l'accueil
des visiteurs. Le ton était donné, comme l'inscription
qui surplombe l'Enfer, chez Dante. Mais ici, il ne s'agissait, en
vérité, ni d'enfer ni de purgatoire, mais plutôt
d'un espace nocturne, mythique et onirique, gorgé de figures
humanoïdes, aux formes sculpturales, gracieuses comme des menhirs,
accueillantes comme des cromlechs. La frusticité des êtres
s'étalait au long des pages - et la taciturnité et
la compacité, sans que l'on puisse dire vraiment si l'on
assistait à l'émergence du règne humain à
partir du règne minéral ou, à l'inverse, à
la minéralisation de la chair, à la régression
de la beauté, dans l'élémentaire, comme s'il
s'agissait de revenir au limon, ou plutôt ici, à la
roche d'avant la création.
Ainsi apparaissait-il que dans leur lourdeur, leur massivité
immobile et l'inexpression de leur expressivité les figures
de Sénéca induisaient la question métaphysique
du Temps. Inévitablement, on était convié à
s'interroger, de gravure en gravure, sur le sens de leur enchaînement
et sur la direction prise par la chaîne ou défilé
ou procession. Le livre qui avait d'abord posé l'hostile
gardienne des ombres s'achevait par le déploiement, magique
et magnifique, d'un corps de femme, offert au regard dans la toute-puissante
plénitude de son ventre, comme un souvenir d'hymne à
la fécondité. On pouvait donc se demander si la traversée
quelque peu accablante d'un espace sans issue totalement saturé
d'ombres mégalithiques ne comportait pas, d'un bout à
l'autre, la promesse d'une vitalité inépuisable et
d'une résurrection de la chair dans le sein de la femme.
J'ai refermé le livre. Je l'ai souvent rouvert. Je l'ai toujours
tenu en toute proximité. J'ai suivi, depuis, avec la plus
constante attention, le développement de l'œuvre de
Roland Sénéca. Elle s'est dégagée des
propos figuratifs de ses débuts pour construire un monde
sans équivalent de corps élémentaires ou fragments
non identifiables, d'une concrétude fascinante encore qu'impénétrable.
Et cela dans des formats grandioses - à croire que la déesse-mère
qui n'a jamais déserté l'âme de l'artiste poursuit
dans la démesure son œuvre d'enfantement. Non seulement,
à aucun moment, l'essence de vitalité créatrice
ne s'est affaiblie, chez Roland Sénéca, elle n'a,
au contraire, jamais cessé de croître et de multiplier.
L'œuvre est immense, sans concession, et d'une étonnante
fidélité à elle-même dans sa diversité.
Rencontres avait inauguré un processus et un cheminement.
Ce livre dont il fut tiré quarante-sept exemplaires, n'a
pas cessé d'irriguer en secret ce qui devait l'être,
de toute nécessité.
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Roland
Sénéca.
Certains
moyens d'expression exigent la simplicité : c'est le cas
de la gravure sur bois. Mais la simplicité n'est pas simple,
elle a besoin du long travail qui mène à la maîtrise,
puis en libère pour cultiver un naturel guidé par
la concentration. Dès lors tout geste est décisif
et risqué parce qu'il se doit d'être immédiat
autant que souverain, donc sans repentir car tel qu'il édicté
sa loi à l'instant où il la réalise.
Le choix d'un moyen aussi exigeant ne laisse pas de marge : il faut
l'assumer ou bien se découvrir indigne. En revanche, la perfection
vient au bout de la tentative qui ne triche pas avec ces conditions.
La simplicité est aussi un courage : celui d'aller vers l'évidence,
qui se rencontre ou pas, et qui toujours peut vous jeter face au
tout ou au rien.
Ainsi va la pensée devant les gravures de Roland Sénéca
cependant que l'on cherche à comprendre pourquoi émotion
et lumière y tressent des effets inséparables bien
qu'on n'aperçoive là que du noir troué de blanc.
Oui, de belles plages noires où cette couleur paraît
naissante à force d'être déposée dans
sa pure intensité. On a le sentiment, à regarder cela,
qu'on n'avait jamais vu à quel point cette matité
est pulpeuse et profonde, en vérité charnelle, mais
d'une qualité que n'a pas la chair superficielle - la visible
- pour la raison qu'il faut aller cueillir la noirceur que voici
de l'autre côté, dans les ténèbres de
l'en-dessous.
Et d'où viendrait alors ce qui est perçu comme lumière
sinon du fond de cette noirceur qui, mise sous pression par le graveur,
livre goutte à goutte le secret qu'elle détient comme
la pierre enferme la larme précieuse, et ne la livre qu'une
fois cassée. A partir de là, devant ces noirs et blancs
aussi simples justement qu'un galet ou un caillou, on devine la
présence d'un mystère.
Ce dernier mot prête à confusion : il ne s'agit pas
d'une invite à vénérer quelque vague figure
mais à considérer l'ensemble de la forme pour y déceler
une palpitation qui l'illimité. Le mystère ne surgit
pas de ce qu'on imagine d'ordinaire comme dissimulé : il
s'impose ici par la perception soudaine du réel. C'est que
rien ne saurait expliquer, pas plus le savoir-faire que l'art, pourquoi
ces formes, qui ne ressemblent pas franchement à telle ou
telle chose, se comportent brusquement en organes pourvu que le
regard s'arrête devant elles et atteigne en lui-même
un certain degré d'attention... Le réel commence quand
notre connaissance - et par conséquent l'ordre pour nous
des choses - est mise en échec par un objet qui cesse d'être
un objet.
Qu'a donc fait Roland Sénéca qui, sous l'apparence
de gravures, trouble assez considérablement notre relation
avec notre propre vue pour que nous voyions ce qui échappe
à la représentation et, cependant, n'a lieu que par
elle ?
Bernard
NOËL
Que
voyez-vous en reprenant ainsi l'œuvre de Roland Sénéca
dans son inscription même ? Vous voyez des forces nouées
à l'intérieur de formes simples - des formes qui sont
à la fois débordantes et assiégées tant
elles implosent ou explosent sous l'effet d'une fureur qu'indiquent
stries et fêlures. A moins qu'il ne s'agisse là de
gestes soudain statufiés comme le fut selon la légende
biblique Celle qui se retourna vers l'image qu'il ne fallait pas
regarder. On perçoit des autopsies, des projections, des
jaillissements de feu cru... Le mystère de cette œuvre,
menée dans le silence et la modestie, pourrait tenir au fait
qu'elle travaille sans illusion avec des objets illusoires. Le travail
relève du monde de la face, les objets viennent de l'autre
côté. La connaissance exacte de cette relation et des
moyens propres à l'explorer permet à Roland Sénéca
de faire l'anatomie des reflets et d'en tirer une réalité
symbolique, qui invente dans nos yeux les végétations
organiques d'une nature seconde : l'Autre de celle où nous
pensons vivre.
Bernard
NOËL
Octobre 2000 |
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